Postface
À l’origine du Rire du Cyclope, une petite histoire étrange qui m’est arrivée alors que j’avais 17 ans. J’avais commencé depuis un an l’écriture des Fourmis et le roman ne fonctionnait pas pour des raisons que je n’arrivais pas à expliquer. Quand je le donnais à lire à mes amis je voyais bien qu’il leur tombait des mains, ou qu’ils ne trouvaient jamais le temps de le finir. Il faut dire que le manuscrit faisait quand même 1 500 pages (à l’époque j’étais dans l’admiration de Dune de Frank Herbert et de Salammbô de Flaubert, et j’aimais les grands récits épiques, les batailles, le souffle de l’aventure). Quelque chose n’allait pas, mais je n’arrivais pas à définir quoi.
Le déblocage s’est produit lors d’une excursion en montagne, dans les Pyrénées. Nous étions huit. Après avoir affronté une pluie glacée et géré la crise d’asthme de l’une des personnes du groupe, nous étions arrivés à une heure du matin (alors que nous avions prévu d’arriver à 17 heures, de jour) dans un refuge en altitude. Nous avions froid, faim, nous étions épuisés, nos pieds étaient en sang, nos doigts gelés, et il nous semblait entendre des loups au loin.
Dans le ciel, pas de pleine lune, pas d’étoiles, juste la lueur de nos lampes de poche.
Nous nous sommes réunis en cercle serré comme tous les animaux en état de détresse, et l’un des membres de notre petite expédition a proposé que, « pour nous réchauffer l’esprit, nous lancions un concours de blagues ».
Après que chacun eut lancé la sienne, souvent minable (nous nous forcions à rire par politesse), pour oublier la faim et le froid, l’un d’entre nous demanda : « Vous connaissez l’histoire de la balle de tennis jaune ? » Nous avons secoué la tête, nous attendant à une devinette facile. Et il a commencé à raconter :
— « C’est un type qui vient de passer son Brevet d’études supérieures et termine premier. Pour le récompenser son père lui propose de lui offrir un vélo. Mais le jeune homme dit :
— Écoute, Papa, c’est très gentil, évidemment que j’ai toujours rêvé d’avoir un vélo, mais si tu veux vraiment me faire plaisir, ce que je voudrais, c’est autre chose.
— Quoi donc ?
— Une balle de tennis jaune.
Le père s’étonne :
— Mais tu ne joues pas au tennis.
— Non.
— Et tu ne veux pas plutôt une boîte de plusieurs balles ?
— Non plus. Juste une balle de tennis. Mais en revanche je la veux précisément de couleur jaune.
— Et tu vas en faire quoi ?
— Papa, tu m’as demandé ce que je voulais, je te réponds, maintenant, si ça te gêne de ne pas comprendre le sens de ce cadeau, tu peux m’offrir le vélo, mais ce n’est pas ce qui me ferait le plus plaisir.
Le père, bien qu’étonné, obtempère et offre la balle.
Quelques années plus tard, le jeune homme réussit son baccalauréat avec mention Très Bien. Le père veut lui offrir une moto. Mais le fils lui répond que même s’il sait que tous les jeunes rêvent de cela, lui préfère autre chose. Une balle de tennis jaune.
— Quoi, encore ça ? Mais qu’as-tu fait de la première ? Et puis tu ne joues toujours pas au tennis il me semble.
— Papa, ne me pose pas de questions, un jour je t’expliquerai. Si tu veux vraiment me faire plaisir c’est la seule chose dont j’ai vraiment envie. Une balle et une seule, de tennis, de couleur jaune.
Le père obtempère et offre l’objet convoité.
Le fils fait des études de médecine et sort premier de sa promotion. Le père veut lui offrir un studio pour qu’il s’installe près de son université. Mais là encore le fils dit qu’il préfère, plutôt qu’un studio, une balle de tennis jaune.
— Tu ne veux toujours pas me dire pourquoi ?
— Un jour je t’expliquerai.
Puis le fils se marie, le père veut lui offrir une voiture mais pour le mariage le fils dit qu’il préfère une balle de tennis jaune.
— Tu ne joues toujours pas au tennis ? Tu ne veux pas pour changer en avoir une blanche ? Tu ne veux pas une boîte de 6 balles jaunes ? Ça nous ferait peut-être gagner du temps ?
— Non, juste une. Et de couleur jaune.
Une fois de plus le père offre la balle.
Et puis le fils a un accident. Il est grièvement blessé. Le père fonce à l’hôpital et le médecin lui dit que c’est très grave, que le fils ne s’en remettra pas, il ne passera pas la nuit.
Le père, affolé, rejoint son fils qu’il découvre enroulé dans des bandages avec des tuyaux qui le relient à des appareils.
— Comme c’est affreux ! Mon fils !
Mais sous les bandages une voix faible murmure :
— Papa, je sais pourquoi tu es là. Demain je serai mort et tu as le droit de savoir.
— Mais ne dis pas de telles horreurs. Il faut que tu vives !
— Non, le médecin m’a dit que c’était fichu. Par contre je t’attendais pour te révéler le secret.
— Mais non, mon fils, ça n’a aucune importance.
— Si, Papa, toutes ces années où tu as voulu m’offrir un vélo, une moto, un studio, une voiture et où chaque fois j’ai préféré une balle de tennis jaune, en fait c’est pour une raison très précise. Approche ton oreille de ma bouche. Je vais te confier ce grand secret. En fait, si je voulais une balle de tennis jaune c’est parce que… Argggghhhh !
Et il meurt. »
Quand notre ami a eu fini de parler, un terrible silence est tombé. Et puis on lui a tous sauté dessus pour lui faire des chatouilles et le punir de nous avoir autant frustrés.
— Salaud ! Comment as-tu pu nous mener en bateau comme ça ! Et pour en arriver là !
Pourtant il s’était passé là quelque chose qui me semblait passionnant.
Durant tout le récit, nous avions fini par oublier toutes les douleurs de la marche en montagne, nos ampoules, nos pieds en sang, la crise d’asthme de notre copine, les loups. Nous étions tous tellement préoccupés par cette balle de tennis jaune que c’était devenu la chose la plus importante du moment.
Et puis nous avions réellement vécu une émotion au moment de la chute de la blague. Ce qui explique que nous lui soyons tombés dessus au lieu de nous contenter des rires de politesse qui avaient accueilli la chute des blagues banales. Nous avions vécu quelque chose de physique grâce à une simple histoire.
Dans ma tête, la chose a provoqué un flash. « Voilà le grand secret du suspense, me suis-je dit. Créer une “balle de tennis jaune”. »
Dès lors j’ai réécrit Les Fourmis avec une « balle de tennis jaune » : la cave mystérieuse. Une famille héritait d’une maison avec une cave fermée. Les personnes qui y allaient disaient : « Ce que j’ai vu est tellement incroyable que je ne peux pas vous dire ce que c’est. » Du coup le livre fonctionnait avec l’imaginaire du lecteur. C’est le lecteur qui sans le savoir fabriquait à chaque voyage d’un personnage dans la cave ce qu’il voyait et ne voulait pas dire parce que c’était trop extraordinaire.
Une blague m’a donc fait comprendre l’art du conteur.
Et à mon avis tout bon récit peut se résumer à une bonne blague.
L’Ulysse d’Homère : un type qui met des dizaines d’années à voyager sur un bateau en Méditerranée pour ne pas retrouver sa femme et qui après lui dit : « J’espère que tu ne m’as pas trompé ! »
Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas : un type qui se donne un mal fou pour accomplir une vengeance, et qui après se demande si finalement il n’aurait pas mieux fait d’y renoncer.
Madame Bovary de Flaubert : une blonde de province qui ne fait que des bêtises parce qu’elle s’ennuie.
Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo : un bossu handicapé mental qui tombe amoureux d’une danseuse tsigane et qui s’étonne qu’elle le repousse.
Par la suite je me suis demandé quel était le génie qui avait inventé l’histoire de la balle de tennis jaune et qui était devenu sans le savoir mon « maître en récit ».
J’ai essayé de remonter à la source. J’ai cherché et trouvé plusieurs versions de cette blague. Notamment « Le paravent chinois ». Qui fonctionne en système inversé.
C’est un jeune homme qui dit à son père : « Je voudrais bien savoir ce qu’est cette histoire de paravent chinois dont on ne doit pas parler dans la famille. » Alors son père lui donne un grand coup de poing, un coup de pied et le met dehors, avec l’approbation de sa mère. Il se réfugie chez sa fiancée avec qui il s’apprête à se marier. Juste après la cérémonie, sa femme demande pourquoi ses parents ne sont pas là. Il répond que c’est parce qu’il a évoqué l’histoire du paravent chinois. À ce moment sa femme annule le mariage et le quitte aussitôt. Se rabattant sur son travail, il fait part de ses malheurs à son patron. Celui-ci lui demande pourquoi tout le monde le rejette et il dit que c’est parce qu’il veut savoir ce qu’est « l’histoire du paravent chinois ». À cet instant son patron devient fou, saisit un coupe-papier et le lui plante dans le cœur. Au moment de mourir, le type demande au médecin pourquoi tout le monde veut lui cacher cette histoire de paravent chinois ? Et le médecin, traversé d’un élan de rage, débranche les machines qui lui permettaient de rester en vie. »
Combien de gens ont enrichi cette « mécanique de la balle de tennis jaune » ? C’est merveilleux de se dire que ces blagues transforment tous ceux qui transmettent en conteurs et en inventeurs. Les blagues sont vraiment la base du roman.
Je n’ai jamais trouvé l’inventeur de la balle de tennis jaune mais j’ai trouvé la passion des blagues, un art littéraire déprécié, ignoré, considéré comme « bon pour les enfants ou les beaux-frères bavards en fin de dîner ».
J’ai commencé il y a cinq ans à réfléchir à une manière de transmettre cette passion et cette sagesse des blagues (personnellement j’ai beaucoup de difficulté à les retenir) et j’ai écrit « Là où naissent les blagues », l’une des nouvelles publiées dans Paradis sur mesure. Comme par hasard, en demandant aux lecteurs internautes quelle était leur nouvelle préférée, celle-ci est arrivée dans le peloton de tête (en deuxième position derrière « Demain les femmes »).
Voilà la genèse du Rire du Cyclope.
Parallèlement, je voulais prolonger les aventures d’Isidore et Lucrèce, parce que j’aime bien ces deux personnages. À certains moments, un auteur devient ami avec les êtres qu’il a inventés et il a envie de les retrouver. Alors j’ai lié « Là où naissent les blagues » et « Les enquêtes d’Isidore et Lucrèce ».
p-s 1 : Les Personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
p-s 2 : Cependant je tiens quand même à remercier tous mes amis humoristes professionnels qui m’ont raconté la vie dans les coulisses du métier de comique : la concurrence, les producteurs, les enjeux financiers, mais aussi la mécanique des sketches.
p-s 3 : L’anecdote de la salle dont les spectateurs ne rient pas, est réelle. Elle est survenue à l’humoriste belge Richard Reuben. Il a vraiment vécu 1 heure 30 de spectacle devant un public nombreux et totalement neutre. La salle était en fait remplie de figurants payés pour ne pas rire, et ce pour une émission de télévision.
p-s 4 : Un grand merci à l’ensemble des internautes qui sont venus sur www.bernardwerber.com déposer et sélectionner des blagues.